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littérature italienne - Page 6

  • Les vacances de Leda

    En attendant la sortie en Folio du troisième tome de L’amie prodigieuse, la saga à succès d’Elena Ferrante, j’ai lu Poupée volée (La figlia oscura, 2006, traduit de l’italien par Elsa Damien). Dans ce roman, Leda raconte ses vacances au bord de la mer. Le récit commence par une sortie de route et un réveil à l’hôpital. Seule Leda sait pourquoi. « A l’origine, il y avait ce geste, mon geste privé de sens dont, justement parce qu’il était insensé, je décidai tout de suite de ne parler à personne. Le plus difficile à raconter, c’est ce que nous ne parvenons pas nous-mêmes à comprendre. »

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    Leda, bientôt 48 ans, se souvient du déménagement de ses deux filles à Toronto, où leur père s’est installé, ce qui a mis fin à son angoisse de devoir s’occuper d’elles. Un coup de téléphone à Marta et Bianca une fois par jour suffit à présent. Depuis leur éloignement, Leda vit et travaille à son propre rythme, elle a retrouvé la forme. C’est d’excellente humeur qu’elle loue un petit appartement pour l’été sur la côte ionienne.

    Son sac rempli de « maillots de bain, serviettes, livres, photocopies et cahiers », elle cherche une plage accueillante au bord de la mer et en trouve une au bout d’une pinède. Sous un parasol débute là « une douce habitude » dans les senteurs du myrte et de l’eucalyptus, avec la complicité de Gino, le garçon de plage au corps « beau et nerveux » qu’elle observe en pensant qu’il plairait à ses filles. « Personne ne dépendait de moi et, enfin, je n’étais plus un poids pour moi-même. »

    De jour en jour, Leda prend conscience de la présence des autres gens sur la plage et en particulier d’un groupe « un peu bruyant » de Napolitains, où elle remarque une très jeune femme fine et délicate dont la petite fille serre contre elle une poupée « comme une maman porte un bébé dans ses bras ». L’enfant lui semble un peu étrange, triste, elle réclame constamment la présence de sa mère. Parmi les noms indistincts qu’elle entend à distance, elle finit par reconnaître celui de Nina, la jeune mère, l’air si serein qu’elle l’envie.

    La plage se remplit de monde le week-end. Quand Leda n’arrive plus à lire, elle observe le duo mère-fille ou plutôt leur trio, avec la poupée. L’enfant, Elena, va et vient avec un arrosoir d’eau de mer pour arroser les chevilles de sa mère et de sa poupée Nani, à qui elles prêtent toutes les deux leur voix pour la mêler à leurs jeux. Leda finit par en être agacée et va se rafraîchir dans l’eau. Puis arrivent tout à tour le père d’Elena et, de la mer, en bateau, « des hommes lourds aux visages ternes, des femmes à la richesse vulgaire, des adolescents obèses. »

    Le groupe des habitués veut installer les visiteurs près d’eux, demande à leurs voisins de plage de se déplacer, mais une petite famille étrangère refuse et, à la demande de Gino, Leda va leur parler et arranger les choses, sous le regard de Nina qui souhaitait qu’elle intervienne. Agacée par l’insistance de ces Napolitains envahissants, elle-même refuse de bouger : « non, je suis bien ici, je suis désolée mais je n’ai aucune envie de me déplacer. »

    Une femme du groupe, enceinte, viendra lui offrir une part de son gâteau d’anniversaire : on fête ses 42 ans. Rosaria et Leda parlent un peu, gentiment, puis celle-ci s’en va, se reprochant son attitude défensive. Sur le sentier de la pinède, un coup violent dans le dos la fait crier de surprise et de mal : c’est une pomme de pin « grosse comme le poing, fermée », qui lui laisse une lésion douloureuse – lancée exprès ? tombée d’un arbre ?

    La tension s’installe, et dans l’esprit de Leda et dans le récit. Le sentiment de bien-être initial a disparu et de plus en plus de choses agacent l’universitaire, en elle-même et au-dehors. Le jour où Nina vient près d’elle, confuse, parce qu’elle ne retrouve pas sa fille, elle lui vient en aide, repère la petite assise au bord de l’eau. Mais celle-ci est inconsolable, elle a perdu sa poupée.

    Poupée volée est un roman de femmes, de mères, de filles ; les hommes y ont des rôles secondaires. Tout ce qui arrive à Nina et à sa petite fille provoque des remous secrets qui agitent Leda en profondeur. Pour se calmer, elle lit, elle écrit. Le souvenir de ses relations compliquées avec ses filles la hante de plus en plus. La disparition de la poupée et tout ce qui s’ensuit a réveillé l’inquiétude de Leda par rapport à sa propre vie de femme et de mère. A travers ce récit de vacances où le thème de la maternité prédomine, Elena Ferrante nous plonge dans les désirs, les angoisses et les obsessions de Leda, entre raison et déraison.

  • Geste

    baricco,alessandro,la jeune epouse,roman,littérature italienne,mariage,famille,sensualité,écriture,culture,extrait« La Mère fit un geste imperceptible : Dolores arrêta alors le peigne et recula de deux pas. Si, auparavant, elle avait été proche de l’invisibilité, à cet instant elle sembla disparaître tout à fait. La Mère poussa un petit soupir puis, avec naturel, elle releva ses cheveux et les enroula lentement sur sa nuque, et le temps que dura ce geste parut à la Jeune Epouse incroyablement dilaté. Elle eut la déraisonnable impression que la Mère s’était dévêtue pour elle et qu’elle l’avait fait durant un laps de temps mystérieux, assez long pour provoquer le désir, mais assez court pour ne pas lui rester en mémoire. C’était comme de l’avoir vue nue pour l’éternité et de ne l’avoir jamais vue.
    Bien sûr, l’effet est encore plus dévastateur si, en exécutant l’opération, on a la bonne idée de parler de sujets futiles, ajouta la Mère. L’affinage d’un saucisson, par exemple, le décès d’un parent ou l’état des routes de campagne. Il ne faut pas donner le sentiment de faire un effort, tu comprends ?
    Oui.
    Bien. A toi. »

    Alessandro Baricco, La Jeune Epouse

    Photo de couverture : Gideon Rubin, Sans titre, 2015 (détail).

  • Jeune Epouse ou non

    D’une jeune épouse dont le mari s’écarte après les épousailles (Miniaturiste de Jessie Burton) à La Jeune Epouse d’Alessandro Baricco (2015, traduit de l’italien par Vincent Raynaud), il y a bien quelques ressemblances : au début du roman, celle-ci aussi, dix-huit ans, entre dans sa nouvelle et riche demeure sans mari pour l’y accueillir. Il est à l’étranger. Diverses livraisons inattendues sont ressenties comme des annonces.

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    Pour le reste, les romans sont très différents. Les personnages de Miniaturiste ont un nom, ceux de Baricco un rôle : « Le Père, la Mère, la Fille, l’Oncle. » « Temporairement à l’étranger, le Fils. Sur l’Ile. » Modesto porte un prénom (symbolique), lui qui « officie » dans cette grande maison depuis cinquante-neuf ans (Baricco aime les nombres premiers) et évalue chaque matin la couleur du jour avant d’ouvrir les portes de ses maîtres pour la leur annoncer : « Bonjour. Soleil voilé, brise légère. »

    Une grande tablée se rassemble au somptueux petit déjeuner (on est loin du petit déjeuner frugal des Brandt à Amsterdam, on y sert même du champagne) par lequel cette famille bourgeoise italienne fête chaque jour sa renaissance. Depuis cent treize ans, « tous dans notre famille sont morts nuitamment, faut-il préciser. »

    Alessandro Baricco aime les jeux du langage. Il passe de la troisième personne à la première, décrit et raconte, fait soudain intervenir un narrateur qui nous attire dans un autre temps : « Puisque j’ai désormais commencé à raconter cette histoire (et ce malgré la troublante suite de péripéties qui m’ont affecté et qui décourageraient quiconque de se lancer dans pareille entreprise) (…) ».

    On découvre peu à peu les us et coutumes de « la Maison », les façons d’être de chacun des membres de la famille. La jeune fille, « là où elle avait imaginé entrer comme épouse », se retrouve « sœur, fille, invitée, présence appréciée et objet décoratif ». Modesto l’initie aux règles des lieux, qui découragent la lecture : « Chacun dans la Famille se fie entièrement aux choses, aux personnes et à soi-même. Nul ne voit la nécessité de recourir à des palliatifs. »

    Un jeudi sur deux, le Père se rend à la ville, passe à la banque et chez ses fournisseurs, déjeune, s’offre « une promenade élégante » et conclut sa journée au bordel. La sensualité, le sexe, dans cet autre roman sans nuit de noces, s’imposent dans la vie de la jeune épouse ou non par l’intermédiaire des autres personnages, tour à tour. De façon obsessionnelle, comme le fait remarquer un jour au narrateur une visiteuse, L., effrayée de sa solitude, de l’ordre maniaque qui règne chez lui. A la lecture de son manuscrit, elle s’étonne : « Pourquoi tant de sexe ? / Que veux-tu dire ? / Il y en a presque toujours, du sexe, dans mes histoires. / Oui, mais là, c’est une obsession. / Tu trouves ? »

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    Alessandro Baricco n’atteint pas dans La Jeune Epouse, à mon avis, l’unité de ton et la justesse du tempo qui enchantent dans Novecento : pianiste, Soie ou Mr Gwyn. On reconnaît bien sa manière, son goût de surprendre, son écriture jouissive, mais j’ai l’impression que le récit lui a échappé, que lui-même s’en éloignait puis le reprenait, sans trouver vraiment la forme qu’il voulait lui donner. « Metaletteratura », commente un lecteur italien.

    * * *

    Nafissatou Thiam nous avait épatés l’an dernier
    en remportant l’or aux JO de Rio.

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    Photo La Libre.be

    Hier, à Londres, elle a de nouveau été la meilleure à l’heptathlon :
    la première Belge championne du monde d’athlétisme.

    Bravo, Nafi, tu es For-mi-da-ble !

  • Rien ne se répète

    Aleramo Orsa minore.jpg

     

    « Apprendre à l’école de la vie ! C’est ce que nous nous répétons à chaque tournant, et chaque fois nous y croyons ! Alors qu’en réalité rien ne nous sert de leçon, que rien ne se répète pareillement, et qu’il n’y a qu’une chose qui reste égale dans le temps : notre regard, quand il s’élève de la vie vers le fond du ciel, dans une persuasion d’oubli. »

    Sibilla Aleramo, Ursa minor

  • L'aube de nouveau

    C’est à la Librairie du Port de Toulon que le nom de Sibilla Aleramo a retenu mon attention, avec ce titre : Ursa minor, Notes de carnet et d’autres encore. « Les carnets intimes de la pasionaria des lettres italiennes ». Parmi ceux qu’elle fascina : Gorki, Colette, Anatole France, D’Annunzio, Rodin et Stefan Zweig qui aurait déclaré après l’avoir rencontrée : « Qui n’a pas vu Sibilla Aleramo à Rome en cette première décennie du vingtième siècle n’a rien vu. » (Quatrième de couverture)

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    Sibilla Aleramo
    (1876-1960) (Source)

    Ursa minor (Orsa minore, Note di taccuino), son « livre secret » publié à Milan en 1938, recueille des notes de carnet en réalité écrites sur des feuilles volantes, « au gré des temps et des lieux », indique-t-elle dans la préface, où elle veut croire « à leur jeunesse intacte ». Aperçus d’une femme : l’une de ses idées fixes est de croire à « l’autonomie de l’esprit féminin ; celle de prétendre que l’écrivaine, la poétesse se différencient nettement de l’écrivain, du poète ».

    Le premier fragment mériterait d’être cité en entier : « C’est l’aube de nouveau : tu ne devines pas encore si elle se teintera de rose ou de gris : n’importe, lève-toi, c’est un nouveau jour, tout recommence, et tout ce qui était hier est submergé, grâce aux quelques petites heures de la nuit qui sont passées sur toi comme la mort passe entre deux générations. Lève-toi, l’aube est faite pour la créature qui sait ainsi se présenter d’elle-même chaque jour à la vie.[…] » (Les notes ne sont pas datées, sauf certaines reprises dans une note finale ; le 8 mai 1912 pour celle-ci. Parfois elles commencent par un titre, thème ou lieu.)

    Peu d’anedotes. Sibilla Aleramo jette sur le papier, au présent, des pensées, des émotions, des aphorismes : « Je ne suis pas portée à m’emparer des choses : les choses viennent à moi - et je me fonds en elles. » Intuition, mensonge, sincérité, création, tout nourrit sa réflexion. Et les lectures (Novalis, Colette, Shakespeare…) et les rencontres (« La fillette qui ressemble à celle que je fus. »)

    Ses impressions naissent de son passage dans un lieu ou d’un événement : celles d’un samedi saint en train « parmi les champs de la Romagne », après avoir appris que Giovanni Pascoli agonise, deviennent un hommage funèbre au latiniste et poète (« Le bourdon du pèlerin »). « Ravenne », elle l’évoque dans un tableau coloré, puis par la visite d’un mausolée.

    « Saisons d’Assise » : dessin d’un paysage, méditation sur la figure de saint François, poète en chacune de ses actions, « homme libre », observation des visiteurs d’Assise, douceur d’un « cyprès brun, avec son petit cyprès à côté », « violet de l’ombre », « souplesse » des lignes. « Le regard ne saurait désirer se porter au-delà ; tout ce que la terre a de plus suave tient dans cette coupe violette. »

    Au « souriant visage ivoirin de Gabriele D’Annunzio » que le nom de Rimbaud a fait frémir, Sibilla Aleramo raconte sa visite à sa sœur Isabelle dans la petite maison d’Auteuil qu’elle habitait avec son mari, Paterne Berrichon, devenu le biographe dévoué de son beau-frère Jean-Arthur. Douleur, joie, autant de manifestations humaines de l’existence. « Chacun de nous croit presser la vie contre son cœur plus fortement que tout autre. (…) Alors que chacun n’est jamais qu’un aspect infinitésimal du mystère. »

    En littérature, elle commente aussi bien le théâtre – Strindberg (Maitre Olof), Claudel (L’Echange) – que la poésie (« Poésie, je veux embrasser un pan de ton voile vert, en ce matin de mai où tu me souris de tes yeux de reine ») ou encore la philosophie (Nietzche, surtout). « La folie, ce n’est peut-être que la solitude perpétuelle devant sa propre pensée inexprimée. »

    Ursa minor s’arrête aux livres (hommage à la grandeur de Balzac, redécouvert dans une maison où elle trouve son œuvre complète), à la musique, à la sculpture (Michel-Ange, Rodin), mais le plus souvent, Sibilla Aleramo est à la recherche d’une réflexion qui soit vraiment originale, à l’écoute des « influx spirituels ». Elle, c’est de sa vie qu’elle voudrait faire une œuvre d’art.

    Le nom de Benito Mussolini, « thaumaturge grandiose » apparaît quand elle se réjouit de la lutte contre la malaria et pour la scolarisation des paysans nomades à laquelle elle a participé avec un médecin et avec son compagnon, Giovanni Cena, de 1902 à 1909) – troublant mélange d’action sociale et de fascisme.

    Sibilla Aleramo, née Rina Faccio, doit à ce dernier son prénom d’écrivain : « Je la découvris et l’appelai Sibilla » (Cena dans son sonnet « En elle palpite l’humanité future »). Son nom, elle l’a puisé dans une ode de Carducci au Piémont, où elle-même est née. Il lui importe de donner un sens à son destin : « Etre certaine de pouvoir faire quelque chose qui vaille tout le temps que j’emploie à m’efforcer de vivre… » Dans « Renaissance », une nuit de pleine lune à Naples, elle écrit : « «  Vis ! Ecris ! » C’était ma loi qui parlait dans l’éclat de l’astre, la loi qui se manifeste et me sauve, toujours ponctuelle, par-delà tout délire et tout désespoir : inflexible, pour un grand rêve qui ne se réalise toujours pas. »

    Autres carnets, en seconde partie, se présente sous la forme d’un journal, irrégulier, de 1901 à 1934. Sibilla Aleramo y note des citations, des impressions, des réflexions, comme dans la première. L’écriture est essentielle : « Fixer sur le papier des pensées sereines, de tendres sentiments ; exprimer par des mots écrits notre fervente vision intérieure de la vie ; céder, spontanément, à l’impulsion d’insuffler à d’autres esprits la même force lumineuse… c’est bon, c’est beau, c’est digne, ce peut être grand… » (1901)

    Journal et notes représentent une aide précieuse pour reconstruire le passé – « Nous devenons presque toujours étrangers à nous-mêmes, au bout d’un certain temps. » Parfois elle semble souffrir de n’être pas artiste, mais elle se reconnaît « l’esprit spéculatif » et se sent dans la plénitude d’être en l’exerçant. Au fil des ans, l’amertume affleure chez celle qui fut davantage la muse du génie que l’artiste vouée à son art, une « compagne de douleur et de douceur ». La part des larmes est indissociable de l’amour, après la passion la solitude et la douleur. L’âge, la maladie, l’obsession d’être « vieille et finie ».

    La notice bio-bibliographique que Sibilla Aleramo rédige elle-même, peu avant de mourir, met en relief son premier livre à grand succès, Une femme (1906), et le deuxième, Le Passage (1919), écrit après sa séparation avec Cena et moins bien accueilli. Dans les petites notes annexes de l’éditeur, on découvre les multiples expériences amoureuses de l’Italienne – une histoire personnelle dont la connaissance permet sans doute de donner une autre dimension aux réflexions d’Ursa minor.